1980. Paris est une fête. La décennie Mitterrand fabrique ses fétiches pop, le Forum des Halles sort de son trou, Internet n’existe pas. Gilles aime Pierre, Pierre aime Gilles, et rien n’est impossible. Flashback sur les années Palace.
Ils se sont rencontrés un soir de septembre, place des Victoires. Kenzo inaugurait sa nouvelle boutique : « Il y avait à boire, à manger et le reste, on a dansé jusqu’au petit matin. On est repartis ensemble en scooter et on ne s’est plus quittés ». Ensemble, ils enchaînent bientôt les couvertures pour Façade, revue impertinente influencée par Interview, le magazine underground d’Andy Warhol, signent les cartons d’invitation des défilés Thierry Mugler ou les pochettes d’albums d’Etienne Daho. Avec quelques autres – Eva Ionesco et Christian Louboutin, adolescents incandescents, les belles sœurs Khelfa, Farida et Djemila, Edwige Belmore, égérie punk et physio pas commode, Marie-France, muse éternelle façon Candy Darling… – ils forment une bande à part, une tribu de jeunes gens modernes, à la fois créateurs et créatures. « Ce qui était beau dans cette époque, c’était le mélange, de générations, de genres, de sexualités. Il n’y avait pas de barrière. » Tous ont le diable au corps, s’inventent des looks sophistiqués qu’ils immortalisent, seuls ou à plusieurs, derrière les rideaux opaques des cabines de photomatons. Ces portraits intimes, Pierre et Gilles en ont toute une collection : un Facebook avant l’heure, entre roman photo et album de famille, qui inspirera Grimaces (1977), leur toute première œuvre tandem, et trente-cinq ans plus tard, un trombinoscope ultra glamour à valeur autobiographique (Autobiographie en photomatons, 1968-1988, Bazar Édition).
Après-minuit, le clan s’étourdit sur la piste du dernier club à la mode, un ancien théâtre Art déco de la rue du Faubourg-Montmartre reconverti au creux de l’hiver 78 en temple disco, et devenu en un battement de faux-cils le repère noctambule d’une faune dépareillée, bien décidée à jouir sans entrave et à dépenser sans compter. Sur la scène, derrière les écrans de fumée que balaie la lumière des lasers et des boules à facettes, défilent les marins et madones de Pierre et Gilles, projetés en très grand au rythme des tubes hétéroclites balancés par le DJ Guy Cuevas, star lui aussi, quand il ne mixe pas en sous-sol au Privilège, le restaurant hors-de-prix où Pierre et Gilles ont « table ouverte ». Le Palace est tout sauf une boîte comme les autres. C’est que le maître des lieux, Fabrice Emaer, déjà propriétaire du très sélect Sept rue Sainte-Anne, cultive un « art de vivre » : pour lui qui avait, selon Frédéric Mitterrand – un habitué – « l’intelligence de théoriser ce qui se passait dans sa maison de divertissement et de plaisir », chaque soir est le grand soir. Quand il ne donne pas un bal vénitien pour Karl Lagerfeld, il produit un mégashow pour épater la galerie de jeunes et jolis amis, tour à tour « acteurs et spectateurs d’eux-mêmes ». Baroque contre érotico-kitsch, le Palace et le studio de Pierre et Gilles incarnent chacun à leur manière une « fabrique des idoles », une scène ouverte qui, pour le critique François Piron, « exacerbe une esthétique […] une forme de culture populaire, éclectique, parodique sans être ironique ». Si Pierre et Gilles empruntent leurs motifs au cinéma de James Bidgood ou de Kenneth Anger, comme à Bollywood ou aux shows télévisés de Jean-Christophe Averty, c’est que flotte dans l’air « cette impression de synthèse » que Roland Barthes ressent intensément au Palace. « Un lieu qui se suffit à lui-même » et qui aura, plus que tout autre, épousé les aspirations et les tendances d’une époque, superlative et outrée, hédoniste et décadente. Ère du vide, du fric et de la frime, les années 80 sont aussi le temps du basculement : la France change, le sida frappe, la drogue fait des ravages, la crise et le chômage s’installent. « Le jour se lève, j’ai envie de mourir » écrit Alain Pacadis, chroniqueur « destroy » des nuits fauves et autres paradis artificiels pour Libération. Un désenchantement qui affleure à la surface très léchée des images de Pierre et Gilles : « Sur les visages de nos modèles, on ne voit jamais de rires francs. Il y a parfois des larmes. Et en même temps, tout est beau. »
Pierre et Gilles, La fabrique des idoles, Philharmonie de Paris, Nov 20, 2019 - Feb 23, 2021.
Connaissance des arts, special issue, Nov 2019.