Itinéraire
« Hier, j’ai visité sa maison, elle est à faire peur ». À en croire cette lettre de Simone de Beauvoir à son « amour transatlantique », le romancier américain Nelson Algren, le 46 rue Hippolyte-Maindron n’avait rien d’engageant. C’est pourtant là, dans une cité d’artistes à l’angle de la rue du Moulin Vert, près de la rue d’Alésia et de ses acacias, que Giacometti élit une fois pour toutes domicile en 1926. Là qu’il vivra sa vie ou presque, quarante ans, exception faite des années de guerre, passées à Genève, et de ses séjours annuels près de Stampa, à Borgonovo, son village natal des Grisons.
Des comptoirs de cafés aux recoins de bordels, Montparnasse est son royaume, et ça ne date pas d’hier : en 1924, après avoir écumé hôtels et pensions de famille, il s’installe au 77 avenue Denfert-Rochereau, près de la Closerie des Lilas. 1925, changement de décor : il emménage au 37 rue Froidevaux, dans un immeuble avec vue sur le cimetière du Montparnasse, « impossible et froid » aux dires de Marcel Duchamp, qui y fait un an plus tôt un passage éclair. Le 1er décembre 1926, il signe le bail de ce qui sera désormais son domaine, le 46 rue Hippolyte-Maindron, un rez-de-chaussée sans qualité, 4,74 m de large sur 4,90 m de long, moyennant 4500 francs par an. D’ailleurs, à cette adresse, il n’occupera pas un, mais quatre ateliers : le sien, celui d’en face – où il installe dès 1932 son frère Diego, devenu son assistant – celui d’à côté – qui fait, à partir de 1947, office de chambre pour lui et Annette – et celui contigu – loué en octobre 1957 en guise de dépôt –. Un archipel qui n’a rien d’idyllique : il suffit de lister les adjectifs qui qualifient les lieux pour comprendre que leur pouvoir de fascination est inversement proportionnel au confort qui y règne.
Cinquante nuances de gris
Minuscule, sombre, humide… Dans cette « grotte » sans eau courante, qu’un poêle à charbon enfume plus qu’il ne chauffe, si dépouillée que son plus jeune frère Bruno parle tout bonnement de « trou », Giacometti se sent à son aise : « Il n’était pas indifférent à l’endroit du confort : il n’en voulait pas », précise Catherine Grenier, qui lit en ce refus la nostalgie des heures simples de son enfance, passée au creux des montagnes suisses du Val de Bregaglia, près de la frontière italienne. Entre deux séances de pose dans le chalet de rondins où son père Giovanni peint des toiles impressionnistes, Giacometti rêve d’hiberner dans la neige : « Je m’imaginais cet endroit très chaud et très noir ; je croyais devoir éprouver une grande joie. J’aurais voulu passer là tout l’hiver, seul, enfermé, et je pensais avec regret qu’il faudrait bien rentrer à la maison pour manger et dormir ». Parfois, quand l’envie lui prend, rue Hippolyte-Maindron, il se couche à même le sol, de béton. Giacometti n’habite pas son atelier, il fait corps avec lui. Cette liaison n’échappe pas à Michel Leiris : « Cet atelier semble avoir été pour lui plus qu’un laboratoire : un appendice, un prolongement de sa personne, et (peut-on dire, tant il avait l’air de faire partie de lui) sa coquille ». Dans sa caverne aux parois dessinées, peintes, gravées, recouvertes d’esquisses et de notes comme s’il s’était agi de nappes en papier du Dôme ou de la Coupole, tout est gris : « Aucune tache vive ne tranchait sur l’infini du camaïeu qui recouvrait tout […] jusqu’au divan dont, peu à peu, toute teinte s’était retirée » commente Françoise Gillot, en visite avec Picasso. À bien regarder ce « blanc cimetière », invariablement recouvert d’un lit de cendres, on se croirait à Pompéi. Comme on songe à Élevage de poussière, cette curieuse photographie du Grand Verre de Marcel Duchamp, prise par Man Ray en 1920. Sartre, lui, en fait une histoire de cosmos : « Cette étrange farine qui poudroie, ensevelit lentement son atelier, se glisse sous ses ongles et dans les rides profondes de son visage, c’est de la poussière d’espace ». Et Genet renchérit : « Toute sa personne a la couleur grise de son atelier […] Par sympathie peut-être il a pris la couleur de la poussière. » Même Caroline, sa dernière muse, le surnomme « Ma Grisaille ». Seule éclaboussure parmi ce décor délavé, la croix rouge marquant au sol l’emplacement exact de la chaise de cuisine où posent, sages comme des images, ses fidèles modèles – Annette, Diego, Caroline.
Convergence
Tout a été dit sur cet « émouvant charnier de plâtre qui témoigne du patient et grandiose acharnement » de celui qui aurait pu se satisfaire « d’être un homme-tronc que l’on poserait sur la cheminée ».
Tout, et pour cause, dans son « habitat réduit à une manière de minimum vital », où une ampoule nue jette une lumière crue sur l’« immense hécatombe d’œuvres de toutes sortes », les grands esprits se rencontrent. De sorte que l’empreinte indélébile de son atelier doit à peu près tout aux bons mots de Sartre, Genet, Leiris, Bonnefoy, Ponge, Char, Dupin ou Limbourg, comme aux belles images de Man Ray, Brassaï, Cartier-Bresson, Doisneau, René Burri, Eli Lotar, Denise Colomb, Ernst Scheidegger ou Sabine Weiss. Des amis qui lui veulent du bien et n’en finissent pas de le mettre en scène dans le décor immuable et toujours fertile de la rue Hippolyte-Maindron. Par-delà cette légende que tous contribuent à écrire, reste l’énigme, intacte, d’un temple de la création qui aura enfanté des chefs d’œuvre. Celle que pose André Breton à Giacometti en 1934 : « Qu’est-ce que ton atelier ? ». Et à laquelle ce dernier répond : « Ce sont deux petits pieds qui marchent ». Que reste t-il de cet outremonde , tout en lignes d’angles et en arêtes qui, comme un chien finit toujours par ressembler à son maître, avait adopté les traits d’un visage en lame de couteau. Rien ou presque du côté de la rue Hippolyte-Maindron. C’est désormais vers la rue Victor Schoelcher qu’il faut regarder. Au numéro 5, dans l’atelier d’un autre, celui du décorateur Paul Follot, L’Institut Giacometti ressuscite l’arène où le « dernier grand Montparno » aura livré un combat sans fin contre la matière.
Équivalence
C’est la première chose que l’on voit en entrant. Derrière un mur de verre, devant un parterre de marches, 24 m2 rejouent la scène : intérieur jour, intérieur nuit, les mêmes murs nus recouverts de graffitis, les mêmes tables, selles et tabourets, palettes et pinceaux, socles, chevalets, bouteilles de térébenthine, et partout, ses œuvres, abouties, malmenées, inachevées, celles qui l’entouraient à sa mort, en 1966. C’est l’atelier de Giacometti, ou du moins, ça en a tout l’air. Sur cette nuance, Catherine Grenier insiste : « Cette reconstitution n’est pas née des consignes de l’artiste qui n’en a donné aucune, puisqu’il ne savait pas qu’il allait mourir. » Le mérite revient à sa femme Annette, qui, sur les conseils avisés de Michel Leiris, alors que le propriétaire la contraint à quitter les lieux en 1972, confie à Michel Bourbon le soin de conserver ce qui peuple l’atelier, jusqu’à déposer deux des quatre murs – le troisième étant occupé par l’escalier raide et bancal qui mène vers la mezzanine en bois, et le plafond, par une verrière –, « entreprise, qui d’après son animateur, avait été “un travail magique” en même temps qu’une “épreuve de bulldozer” », comme le rapporte Michel Leiris. Tout y est, et pourtant, ce n’est pas tout : « Il s’agit d’une reconstitution qui vaut pour évocation » prévient Catherine Grenier, consciente de la « marge d’interprétation » que suppose un tel dispositif. Car répliquer un atelier d’artiste n’est pas une mince affaire. En témoignent la Fondation Donald Judd, installée dans le loft new yorkais qui abritait l’atelier du théoricien du minimaliste, le Musée Picasso d’Antibes, surgi sur les traces de l’atelier du peintre, la Casa Morandi à Bologne, fétiche façon period room de son atelier de la Via Fondazza, ou le Musée Gustave Moreau, œuvre totale née sous les consignes de l’artiste, comme l’Atelier de Brancusi, qui avait pris le soin de dicter cette volonté dans son testament. « Si l’Atelier de Brancusi nous a évidemment inspiré, reconnaît Catherine Grenier, celui de Giacometti n’est pas du même type. Il est beaucoup plus désordonné ». Contrairement à Brancusi, qui pense l’agencement maniaque de son atelier par « groupes mobiles », dans une dialectique dynamique entre l’œuvre et son espace, Giacometti ne verse pas dans l’obsession : « C’était un chaos familier dans lequel il se repérait et où il y avait sûrement un ordre, bien qu’il reste pour nous tout à fait caché. » Quelque part, dans cette zone grise qui lui va si bien, l’atelier de Giacometti renaît, pour le meilleur : « Même si nous sommes dans une approximation, ce qui ne saurait être autrement, c’est une expérience unique pour le public. » Et Pascal Grasso, l’architecte en charge de la scénographie, n’y est pas étranger : « Il a conçu des gradins pour que l’on puisse s’asseoir devant l’atelier dans lequel il y a beaucoup à voir : plus de 70œuvres dont certaines n’ont jamais été montrées parce que trop fragiles, notamment une vaste collection d’œuvres en terre cuite et en plâtre, matériau que Giacometti aimait pour lui-même et non pas comme une étape vers le bronze. Depuis ces marches, on a une vue légèrement en surplomb, ce qui est très conforme aux photographies de l’époque, prises pour la plupart de l’escalier montant à la mezzanine. » Catherine Grenier se félicite de ce « mode d’approche moins académique », qui tient plus de l’atmosphère que de la restitution « balzacienne ». Une opinion qui rejoint celle de l’architecte et historien Henri Bresler : « Sans vouloir à tout prix reproduire servilement le cadre originel de l’atelier, celui-ci permet de reconsidérer le rapport que l’œuvre d’art entretient, un tant soit peu, avec le lieu où s’opère le processus de création. » Car au fond, recréer l’atelier, c’est convoquer son mystère : le vertige sans nom d’un espace intranquille, toujours dans l’attente de l’œuvre, captif de cet entre-deux qui sépare la matière informe de sa destination finale. On croit entendre Giacometti quand, tout concentré à bien rendre « la réalité vivante » de ce « noyau de violence » qu’est la tête, il confie à Genet : « Il faut faire ressemblant et en même temps il faut faire un tableau ».
Institut Giacometti, Connaissance des arts, special issue, Jun 2018.