D’abord il y a la reconnaissance, la douloureuse certitude qu’il n’y aura pas d’exception. Ça fait comme une absence, une subite désertion du réel, quand l’œil de l’autre continue de regarder, sa bouche à remuer, les mots à être dits. Marie l’avait su très tôt, elle ne serait pas comme eux. Déjà, quand elle prenait ses leçons, elle était trop appliquée. C’était grave, quelque chose se jouait, aucun doute là dessus. La bienveillance de ses maîtres n’y faisait rien : elle ne voulait pas seulement bien faire, elle voulait plaire. Le sens du devoir, au fond, elle s’en moquait bien. C’est peut-être à ce moment là, des leçons au jardin, qu’elle avait commencé à rougir. En toutes circonstances. Une lame de fond. Un incendie. Une voie sans issue où elle s’enfonçait, défaite, otage de son tourment. La scène change, les heures, le décor, les autres et leurs conversations, minables, parfois brillantes. Il suffit d’un geste, l’inflexion d’une voix, un regard trop appuyé, une hâte, un désaccord, l’envie. C’est surtout une affaire de rythme. La malédiction de la longueur d’avance. Elle voudrait s’excuser de déjà comprendre. Trop polie, Marie. Si seulement elle avait pu être sotte. Une ravissante idiote. Une pauvre gourde. Mais non, elle était l’élue, celle qu’on avait choisie.
Donc, elle est là, à côté du monde, et elle le voit bien venir le désastre. Et au lieu de l’esquiver, elle l’accueille. Elle sait qu’elle n’y arrivera pas. Alors à quoi bon ? Autant savourer cette maigre victoire, celle de savoir absolument ce qui l’attend. Longtemps, elle a mal. Pendant que son cœur s’emballe, que ses oreilles bourdonnent, sa peau la brûle. Le rouge n’en finit pas de lui monter aux joues. Ça y est, elle pique un fard. Le reste n’existe plus. Elle est tout à fait seule. Il faut qu’elle réagisse, et vite. Elle détourne le regard, s’affaire soudain à une tâche inutile, force ses pensées. Elle se débat et c’est navrant. Souvent, l’autre lui vient en aide, gêné à son tour. Il est sidéré mais il a de la ressource : il regarde ailleurs, change de ton, fait une drôle de tête. Alors infiniment, la vague se retire, le sang la quitte, elle ne ressent bientôt plus rien. Entre le début et la fin de son calvaire, elle a prié, de toutes ses forces, pour que vienne la délivrance, le retour à la normale. Quand ça arrive, elle est sonnée, reconnaissante. Elle revient à elle-même, se ressaisit, reprend ses esprits et la discussion là où elle l’avait laissée. Il s’agit de rattraper son retard : pendant qu’elle a pris congé, absorbée par ses intrigues du jour, tout a continué. Il y a eu une ellipse, et de ça, elle est lasse. Alors elle s’empresse de se débarrasser des preuves de son impuissance.
Comme avec Anne, quand elles lisaient dehors chaque matin, sur le petit banc en bois, trop court pour qu’elles s’y asseyent à deux. Après qu’elle ait perdu ses moyens, elle récitait toujours d’une traite un passage qu’elle maîtrisait. Comme pour annuler ce qui venait de se passer. Dans sa précipitation, il lui arrivait d’écorcher des mots, ce qui avait le don de l’achever. À sa peine s’ajoutait celle qu’elle ne manquait jamais de lire sur le visage d’Anne. Anne, la douce et aimante Anne, le tout premier témoin de sa faiblesse. Comme elle aurait voulu lui éviter ce spectacle. Elle avait pris le pli de cacher une épine de rose dans sa main gauche. Elle venait toujours un peu plus tôt au jardin. Seule, elle cueillait l’épine dans les buissons recouverts de rosée. Debout dans la nature encore endormie, elle se jurait qu’aujourd’hui serait différent, qu’elle ne flancherait pas. Plus tard, pendant la leçon, quand elle sentait sa vilaine rage monter, signe d’un nouvel échec, elle pressait la pointe de l’épine contre la paume de sa main, si fort, que les gouttes de sang ne tardaient pas à couler. Elle se disait que ça ferait diversion, que toute occupée à cette douleur là, fulgurante, l’autre, diffuse, se tairait. Que tout le sang aspiré par la main en serait autant qui ne s’étalerait pas sur son visage. Logique d’enfant, vaine, capricieuse. Au lieu de ça, les deux douleurs s’ajoutaient. Et dans cette coïncidence, Marie n’avait plus qu’à attendre que ça passe. Vaincue, elle pouvait enfin se vautrer dans la grande débâcle des sens. Le parfum de mousse des bois alentours, l’or du jour naissant, le chant familier du merle noir, tout la grisait. Elle était en extase.
La pauvre Anne n’y pouvait rien. Elle assistait, médusée, au ravissement de Marie. La regarder se consumer de la sorte lui était proprement insupportable. Dans un silence intégral, elle plongeait ses yeux dans le livre, et avalait les lignes, convaincue de trouver là, quelque part au détour d’une page, le remède qui soulagerait sa protégée. Parfois, elle ne pouvait s’empêcher de regarder Marie, écarlate et superbe. Il y avait quelque chose de diablement beau dans cette transe, comme une apparition. Oui, elle aimait regarder son enfant tomber. Ce qui la hantait, dans le péril toujours recommencé de Marie, c’était de ne jamais parvenir à identifier l’endroit du basculement, ce qui avait pu susciter chez elle un tel émoi. À quel moment avait-elle cédé au trouble ? Quel mot, quel incident avait pu provoquer de tels ravages ? Quand elle remarquait le visage empourpré de Marie, il était invariablement trop tard. Elle avait manqué l’instant décisif. La cause de sa souffrance lui resterait inconnue. Au fond, que cet événement procède du mystère l’arrangeait bien. La part maudite de Marie était leur secret. Et la leçon reprenait.
Marie grandit mais n’est pas plus avancée. Tout juste a t-elle appris à s’accommoder de cette mauvaise humeur. Se résigner à ce que la honte ne la quitte pas, c’en est trop. Elle préfère recevoir la blessure avec une colère intacte, comme une résistance. Dresser l’inventaire de ses impudeurs, recenser les occurrences, dégager un motif… surtout se faire une raison, la folie ne se domestique pas. Oui, l’ordinaire l’anéantit. La belle affaire. Ne lui reste qu’à épouser sa couleur avec une joie barbare. Un certain rouge.
After L’éducation de la Vierge by Eugène Delacroix - Prix de la Nouvelle Delacroix 2017.