En un mouvement contraire, deux lianes enroulées s’étirent et se recroquevillent, impériales et timides, dans l’angle d’un canapé sombre recouvert d’un tissu indien. Exquis jeu de jambes, tout en retenue et pourtant diablement sensuel. Elle porte des Roger Vivier et tient entre ses mains délicates un livre dont on ne saura jamais le titre. On ne voit pas son visage et c’est tant mieux. L’image est d’Henri Cartier-Bresson, l’œil du siècle, qui, à cet instant précis, n’a d’yeux que pour sa future femme, Martine Franck. C’est fou ce que ces jambes disent. Une éducation, un tempérament, l’amour aussi. Au bout de ces jambes, hors-champ, il y a une voix, grave, aristocrate, et puis un regard, clair, infiniment tendre. À propos de Martine Franck, deux images surgissent chez Agnès Sire, commissaire de la rétrospective événement qu’elles préparaient à quatre mains depuis 2011 : un éclat de rire d’abord – « Martine avait un rire fracassant. Henri disait toujours qu’il était tombé amoureux d’elle en l’entendant rire ». La piscine, ensuite : « Elle se préparait méthodiquement et crawlait longuement dans le bassin, avec une cadence régulière et légère. L’eau ne semblait lui opposer aucune résistance. » Bien née – à Anvers en 1938, dans une famille de collectionneurs d’art moderne –, « tout et rien ne la destinait à la photographie ». Martine Franck grandit entre les États-Unis, l’Angleterre et la Suisse. Sans surprise, elle se tourne vers l’histoire de l’art qu’elle étudie à Madrid puis à l’Ecole du Louvre, où elle signe un mémoire sur l’influence du cubisme en sculpture. En 1963, un revers amoureux l’entraîne sur les routes d’Extrême-Orient. Un voyage initiatique, entrepris avec sa complice Ariane Mnouchkine, qui lui laissera une empreinte indélébile : « J’ai le souvenir de la beauté partout, les visages, les paysages, les gestes, les objets usuels que je prenais tant plaisir à photographier : je n’avais jamais été aussi heureuse ni aussi libre. » De retour à Paris, elle assiste Eliot Elisofon et Gjon Mili dans les laboratoires de Time-Life. Elle ne tarde pas à croiser la route d’Henri Cartier-Bresson, de trente ans son aîné. Hasard ou providence, il tourne alors le dos à la photographie pour se consacrer au dessin. À vrai dire, partager la vie d’un monstre sacré, Martine Franck s’en accomode plutôt bien : « Je ne crois pas avoir souffert de sa notoriété […] Il n’avait pas le goût d’être pédagogue. » La voie est libre et elle peut alors, en toute indépendance, exercer son métier : elle travaille pour la presse outre-Atlantique (Life, Fortune, Vogue), suit à la trace la troupe du Théâtre du Soleil, connaît la ronde des agences – elle intègre VU en 1970, participe à la création de Viva en 1972, avant de rejoindre en 1983 la bande des filles de Magnum – Susan Meiselas, Inge Morath, Marilyn Silverstone… Lentement, elle dessine les contours de sa pratique : instantané, noir et blanc, composition sûre, cadrage impeccable, force tranquille. Quand il s’agit de qualifier sa manière, elle répond, sans-façon : « classique ». « À l’époque, les photographes cherchaient des trucs, ajoutaient des effets, des flashs… Martine elle, ne cherchait pas à être à la mode » assure Agnès Sire. Son amie l’écrivaine Dominique Eddé place son œuvre, comme sa personne, quelque part entre « l’austérité et la grâce », soit « l’exact contraire de la vulgarité », dans cet endroit que les mots « distinction » et « raffinement » ne suffisent pas à dire. À rebours du sensationnel, ses images choisissent le camp de l’ordinaire : « L’horreur, je ne peux pas la photographier ». Sans drame, sans larme, ses images énoncent les choses comme elles sont et, parce qu’elles ne veulent rien prouver, impressionnent davantage. Avec, toujours et partout, la même empathie, la même indulgence pour l’autre, Martine Franck saisit les femmes au travail, les lamas Tibétains, l’irréductible communauté gaélique de Tory Island, les immigrés clandestins, les vieux. Dans ses portraits-vérités, où les modèles – connus, anonymes – jamais ne posent, Agnès Sire lit « l’école Cartier-Bresson », la quête du « silence intérieur d’une victime consentante », comme dans ce portrait de Saul Leiter, abandonné au sommeil dans la cuisine de la Fondation : « C’est l’anti Harcourt, le fameux « regard amical » chanté par Doisneau. » Mais l’art de Martine Franck, ce sont aussi ses paysages, graphiques jusqu’à l’abstraction, qu’en bouddhiste convertie, elle envisage comme un « exercice de méditation visuelle ». Ciels, arbres, vallées, temples… l’ailleurs lui va si bien, elle qui n’était, d’après son mari, « pas faite pour le trottoir ».
Martine Franck, Face à face, Fondation Henri Cartier-Bresson, Feb 25 - Aug 23, 2019.
Connaissance des arts, Jan 2019.