Inlassablement, de 1883 à sa mort en 1926, Monet retouche la toile vivante qui l’entoure et l’absorbe : Giverny, son royaume.
C’est au pied des collines qui longent la vallée de la Seine, à soixante-dix kilomètres de Paris, là où la rivière de l’Epte et le Ru, le petit cours d’eau qui lui sert de bras, séparent la Normandie de l’Île-de-France, que s’étend le village de Giverny. Un nom indissociable d’un autre, celui de Claude Monet qui y élit domicile en avril 1883 pour ne plus le quitter. Quand les deux se rencontrent, le village et l’homme, a priori, tout les sépare : l’un est un hameau sans histoire cerné de prairies tirant une large langue entre le fleuve et les falaises reculées, où de simples gens vivent et travaillent la terre avant d’y mourir, paisibles. L’autre est un peintre lancé dont la réputation n’est plus à faire. Qu’allait-il faire dans cette bourgade de trois cents âmes lui, le peintre de la vie moderne ? Créer en paix, à en croire son bon ami Octave Mirbeau : « Paris avec ses fièvres, ses luttes, ses intrigues qui broient les volontés et détruisent les courages, ne pouvait convenir à un contemplateur obstiné, à un passionné de la vie des choses. Il habite la campagne dans un paysage choisi, en constante compagnie de ses modèles; et le plein air est son unique atelier. Et c’est là que, loin du bruit, des coteries, des jurys, des esthétiques et des hideuses jalousies, il poursuit la plus belle, la plus considérable parmi les œuvres de ce temps ».
Partie de campagne
À Giverny, Monet ne vient pas seul : Jean et Michel, les deux fils que lui a donnés Camille, sa première compagne, emportée à trente-deux ans quatre ans plus tôt, Alice Hoschedé qu’il épousera en 1892 et puis Suzanne, Blanche, Germaine, Marthe, Jacques et Jean-Pierre, progéniture de sa première noce avec le collectionneur et mécène Ernest Hoschedé… Ils ne sont pas un mais dix à prendre leurs quartiers dans la propriété du Pressoir, une ferme longue et basse flanquée d’une grange et d’un jardin immense. Sept ans plus tard, en novembre 1890, Monet, « certain de ne jamais retrouver une si belle installation, ni un si beau pays », acquiert le domaine pour 22 000 francs grâce aux généreuses avances consenties par son marchand hyperactif et soutien inconditionnel, Joseph Durand-Ruel. Monet a 50 ans et rêve d’être chez lui quelque part : depuis sa jeunesse écoulée au Havre, sa vie n’a été qu’un long cabotage le long de la Seine. Giverny sera sa destination finale, à la fois point d’ancrage, terre d’asile et mine d’inspiration : « Je suis dans le ravissement, Giverny est un pays splendide pour moi» écrit-il à Théodore Duret, à peine arrivé. Ravi mais agité, il s’évadera souvent des terres plates de l’Eure, attiré par d’autres horizons – Riviera (1883-1884, puis 1888), Pays-Bas, Etretat et Belle-Ile (1886), Creuse (1889), Norvège (1895), Londres (1903), Venise (1908). Partout ailleurs, il lui tarde « de revenir reprendre (sa) vie de campagne » : « Je n’aspire qu’à une chose, c’est prendre le chemin de Giverny et y trouver le calme » confesse-t-il à son galeriste Georges Petit en 1889. Une tranquillité vite menacée : son refuge normand intrigue et devient, entre 1885 et 1915, le berceau d’une florissante colonie d’artistes venus de loin, d’Amérique surtout. Si Monet se lasse de cette foule envahissante – « J’ai toujours mieux travaillé dans la solitude et d’après mes seules impressions » – il reçoit volontiers ses compagnons d’autrefois (Sisley, Pissarro, Berthe Morisot, Mallarmé, Rodin, Manet, Renoir, Caillebotte et même Cézanne) comme ses intimes (Gustave Geffroy, Octave Mirbeau, Georges Clemenceau, Sacha Guitry). Un cercle d’initiés qui sait le privilège de fouler la ville nénuphar, au point d’en rapporter les précieux témoignages – écrits, peints, photographiés – qui en construiront la légende. Du reste, Giverny n’est pas une ville mais une principauté sur laquelle Monet règne en maître.
Scènes d’intérieur
« Je pense bien à toi comme à tous dans cet intérieur à notre goût » écrit Monet à Alice en janvier 1895. Il est en Norvège et sa maison lui manque. C’est le « spleen de Giverny », un mal du pays qui l’étreint chaque fois qu’il s’en éloigne, tout aimanté qu’il est par ce « décor d’existence » laissé, entre les murs, aux bons soins d’Alice. Tout est exquis dans cette bâtisse rustique aux volets verts qui disparaît l’été venu sous la vigne vierge et à laquelle le crépis de mortier rose donne de faux airs exotiques. Boiseries simples, horloge comtoise, meubles traditionnels et couleurs franches, on est loin des arrangements bourgeois tartinés du « gris Trianon » alors en vogue dans les intérieurs parisiens. Au rez-de-chaussée, il y a l’épicerie, la cuisine en carrelage de Rouen, la salle-à-manger jaune d’or et le salon bleu, envahis d’estampes japonaises, et puis son premier atelier percé d’une grande baie vitrée, très vite reconverti en fumoir, façon musée personnel. À l’étage, il y a sa chambre sobre où veillent les toiles de Cézanne, Renoir, Boudin ou Signac et depuis laquelle, chaque matin, il contemple, pas peu fier, l’objet de son affection, « son luxe et sa gloire » selon l’historien Louis Gillet, pour lequel il était prêt à faire « des folies comme un roi pour une maîtresse » : son jardin.
La fabrique du paysage
Dès son arrivée, le Clos normand, ce terrain de jeu d’un hectare, polarise toute son attention : dans ce verger, il va enfin pouvoir répliquer ce que ses yeux ont vu, de Hyde Park à Bordighera, y mettre en pratique les leçons apprises à Vétheuil ou à Argenteuil au contact de Gustave Caillebotte, féru comme lui d’horticulture. « Monet connaissait les grands pépiniéristes, lisait Country Life, le magazine de l’aristocratie anglaise, fouillait les catalogues de plantes. Il aimait les nouveautés » assure James Priest, l’un des chefs jardiniers ayant œuvré à la renaissance de Giverny suite au décès du peintre. Comme en atteste l’épaisse « correspondance de jardinage » qu’il entretient avec ses complices Clémenceau, Mirbeau et Geffroy, on ne dit rien quand on dit que Monet a la main verte : il se fournit en graines, en bulbes et en arbustes chez Truffaut et Vilmorin, commande ses nymphéas chez Latour-Marliac, s’aventure même à des croisements d’espèces rares qu’il se procure au Japon ou à Londres. Dès que ses finances le lui permettent, il s’adjoint les services d’un chef jardinier, Félix Breuil, qui, avec une équipe de cinq hommes, suit ses instructions à la lettre. Car Monet dirige la manœuvre d’un navire, son jardin, avec l’assurance de celui qui sait où il va : dans la grande allée centrale encadrée par deux ifs qui relie du nord au sud la maison au chemin du Roy, il fait arracher les buis et abattre les épicéas qu’Alice aimait tant pour y tendre des arceaux métalliques, bientôt recouverts de rosiers grimpants. Les pommiers sont remplacés par des cerisiers et des abricotiers du Japon. Tout le reste est géométrie : il aligne des carrés de couleurs où poussent, pêle-mêle et pourtant ordonnées, vivaces et plantes annuelles. Jonquilles, tulipes, narcisses, iris, pavots d’Orient, pivoines, capucines, rhododendrons, dahlias, orchidées, chrysanthèmes… les saisons passent et emportent avec elles le mystère de cet éden dont les savants jeux de perspective rappellent les principes du land art. Pour Georges Clémenceau, il serait vain d’inventorier les lois auxquelles obéissent ces pelouses : « Il n’est pas besoin de savoir comment il fit son jardin. Il est bien certain qu’il le fit tel que son œil le commanda successivement, aux invitations de chaque journée, pour la satisfaction de ses appétits de couleurs ».
La possibilité d’une île
En février 1893, Monet annexe une nouvelle parcelle de terrain au Clos Normand de l’autre côté de la voie ferrée qui relie Gisors à Vernon. Là, il creuse un premier bassin, bientôt envahi de nymphéas, qu’il enjambe en 1895 d’un pont japonais enguirlandé de glycines et peint en vert, contrairement à l’usage nippon. Ce n’est que dix ans plus tard, en 1902, après avoir obtenu, non sans peine, l’autorisation de détourner le cours du bras de l’Epte, que l’île artificielle baptisée « jardin d’eau » prendra son visage définitif, avec sa jungle de bambous, ginkgos biloba, érables et saules pleureurs.
Au cours des quinze premières années de sa vie à Giverny, Monet ne peint pas son jardin. Il le fabrique. À l’exception d’une vue du Clos normand (Le Jardin de Monet à Giverny, 1895), il évite soigneusement de représenter le paysage entrain de se faire, élisant l’essentiel de ses motifs aux abords de sa propriété : il peint les meules du champ voisin (1888-1891), les peupliers qui bordent l’Epte à peine deux kilomètres plus loin (1891-92), la cathédrale Notre-Dame de Rouen (1892-95). La géographie l’absorbe et avec elle, sa manière se systématise : il troque la campagne de peinture contre la série avant de céder à l’appel de la répétition, la représentation exclusive du même motif. Et de se frayer un passage vers l’abstraction.
Le tournant du siècle marque un virage décisif : désormais, il ne compose que des variations sur un même thème, son parc d’attractions et ses effets spéciaux. Sur les quelques quatre cent tableaux qu’il produit de 1900 à sa mort en 1926, plus de la moitié raconte la vie aquatique de son cher et tendre étang : « Sachez que je suis absorbé par le travail. Ces paysages d’eau et de reflets sont devenus une obsession. C’est au-delà de mes forces de vieillard, et je veux cependant arriver à rendre ce que je ressens. J’en ai détruit. J’en recommence » avoue-t-il à Geffroy en 1908. Le jardin agit sur lui comme un fétiche narratif, un terrain de fiction que l’espace de la toile active. Muse ultime, il est le véhicule de sa pensée, l’instrument d’une entreprise méditative radicale dont le cycle monumental des Grandes Décorations fournit l’aboutissement. Offert à la France un mois après l’Armistice, le tableau-fleuve rejoint les salles ovales de l’Orangerie en 1927, quelques mois après la mort du maître, dans une installation immersive donnant « l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ».
Il faut sauver Giverny
Quand Monet meurt en 1926, Blanche veille sur ce que son beau-père n’aura jamais considéré comme un simple habitat mais comme un environnement, avec ses rites et son microclimat. Lorsqu’à son tour elle s’éteint, en 1947, la lourde tâche revient à Michel, le dernier héritier du peintre. C’est un domaine bien négligé que celui-ci lègue à sa mort en 1966 à l’Académie des Beaux-Arts : la propriété est délabrée, le jardin a disparu sous les ronces et l’étang n’est guère plus qu’un marécage. Il faudra attendre la fin des années 70 et l’intervention de Gérald Van der Kemp pour que Giverny renaisse. Ancien conservateur en chef au château de Versailles, fraîchement retraité, il est l’homme de la situation : capitalisant sur son réseau de riches mécènes américains, il orchestre la rénovation du domaine, épaulé par le jeune chef jardinier Gilbert Vahé. En 1980, la Fondation Claude Monet est créée, et le 1er juin, la propriété ouvre ses portes au public. On attend 7 000 visiteurs sur l’année, il en vient 70 000. Depuis, le succès ne se dément pas. Chaque année, du 1er avril au 1er novembre, ils sont 500 000 à emprunter les allées où se promenait il y a cent ans, bienheureux, l’impressionniste à la barbe blanche, chapeau vissé sur la tête et cigarette de papier maïs aux doigts.
Le musée des impressionnismes & Giverny, Connaissance des arts, Apr 2019.