Inaugurée en juillet 2016, la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson n’a pas tardé à convertir un patrimoine séculaire délaissé en un art bien vivant. En témoignent deux commandes d’exception naviguant entre l’univers fantastique de Tolkien et la mythologie 2.0 de Clément Cogitore.
« Il nous manquait une tenture grand public ». C’est ainsi qu’Emmanuel Gérard, directeur de la Cité de la tapisserie d’Aubusson, évoque la genèse de la vaste opération séduction baptisée « Aubusson tisse Tolkien », lancée en janvier 2017. J. R. R.. Dire que ces trois initiales rassemble est un doux euphémisme : auteur du best-seller « Le Hobbit» (1937) et de la trilogie culte « Le Seigneur des anneaux » (1954) portée à l’écran façon blockbuster par le cinéaste néo-zélandais Peter Jackson, John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973) jouit d’une solide fanbase. « Si on parle de ses livres, cela représente une communauté de 25 à 35 millions de personnes. Si on pense aux films, on arrive à près de 300 millions à travers le monde » estime Emmanuel Gérard. Succès assuré donc pour ce projet sans précédent qui catapulte le savoir-faire creusois, labellisé patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2009, dans l’univers « fantasy poésie » de la Terre du Milieu. Hasard ou coïncidence, l’histoire a tout d’une saga. Introduits par les éditions Christian Bourgois, Emmanuel Gérard et Bruno Ythier, conservateur de la Cité, rencontrent en 2013 Christopher et Baillie Tolkien dans leur maison de Haute-Provence. Séduits par la perspective d’une valorisation de l’œuvre graphique de leur père et beau-père, ils entament les négociations qui aboutiront fin 2016 à la signature d’une convention avec le Tolkien Estate. Une convention qui prévoit d’ici 2021 le tissage de treize tapisseries murales et d’un tapis inspirés de quatorze aquarelles et dessins conservés à la Bodleian Library d’Oxford. Des originaux qu’il a d’abord fallu numériser en janvier 2017 avant qu’un comité scientifique composé de Bruno Ythier, de la peintre-cartonnière Delphine Mangeret et du lissier René Duché, meilleur ouvrier de France aujourd’hui retraité, ne définisse au printemps le très strict cahier des charges de tissage. Objectif ? Assurer la cohérence de cette série exclusive, articulée en quatre sous-ensembles – Les Lettres du Père Noël (adressées par Tolkien entre 1920 et 1942 à ses quatre enfants), Le Hobbit, Le Seigneur des anneaux, ainsi que Le Silmarillion (manuscrit publié à titre posthume en 1977 par Christopher Tolkien). « On ne produit pas quatorze tapisseries mais une tenture, au sein de laquelle nous devons retrouver une certaine homogénéité » prévient Bruno Ythier. « Pas de chinés, que des aplats, des tons purs, très peu de couleurs » détaille France-Odile Crinière-Perrin, responsable de l’Atelier A2, venu à bout de l’épisode pilote, la toute première tapisserie de la tenture, dévoilée le 6 avril 2018 après trois mois et 1750 heures de travail. Une technique exigeante, les passages entre deux couleurs étant traité par rayure ou battage, qui ne laisse pas de place à l’erreur. « C’est un revival de l’écriture technique employée à la fin du Moyen Age et au début de la renaissance » commente Bruno Ythier. Une manière remise au goût du jour dans les années 30 par Marius Martin, directeur de l’École Nationale d’Art Décoratif d’Aubusson et théoricien du renouveau de la tapisserie : tout se passe comme si Tolkien en personne avait porté ses dessins aux ateliers d’Aubusson. En somme, ce sont 130 m2 de laine, fournie par la Filature Terrade de Felletin, commune voisine d’Aubusson, et teinte par l’artisan coloriste Thierry Roger selon un nuancier de 170 couleurs, qui passeront entre les mains expertes des ateliers de la région, sélectionnés sur présentation d’échantillon. À ce jour, quatre « tombées de métier » – « Bilbo comes to the Huts of the Raft-Elves » confiée à l’Atelier A2, « Halls of Manwë – Taniquetil » sortie de l’atelier Pinton, « Glórund sets forth to seek Túrin » et « Christmas, 1926 » réalisées par l’atelier Patrick Guillot – ont déjà créé l’événement. Alors que deux pièces seront présentées cet automne dans le cadre du grand hommage que rendra la BnF au romancier britannique, on murmure que le Getty de Los Angeles s’apprête à formuler une demande de prêt pour l’ensemble de la tenture. La tapisserie, ultime objet du désir ? C’est du moins le pari que fait Emmanuel Gérard, à coups d’appels à projets, de « commandes mécénées » ou d’« éditions déléguées » fédérant les poids lourds du marché de l’art contemporain. Dernier projet en date, « Ghost horseman of the Apocalypse in Cairo, Egypt », une tapisserie signée par celui à qui tout sourit, Clément Cogitore, lauréat, entre autres, du Prix Marcel Duchamp 2018. Son sujet, une image mystère, une capture d’écran d’une scène de foule baignée d’un drôle de halo lumineux, prise lors de la révolution égyptienne : retransmise par une chaîne américaine, la séquence ne tarde pas à défrayer la chronique quand internautes et spectateurs croient voir dans cette pure et simple aberration optique le spectre du quatrième cavalier de l’Apocalypse chez Saint-Jean. Saisi par cette faculté de « créer de la fiction, une mythologie dans un magma de pixels qui raconte peu de choses », Clément Cogitore replace ce document « dans la tradition de la représentation de la bataille, de l’épopée », celle des grandes tentures narratives médiévales : « La Bataille de San Romano de Paolo Ucello, par son rythme, la présence des corps et des chevaux, est le bon fantôme qui hante ce projet. » Si « la confrontation entre l’algorithme de compression d’une image et la main du lissier » sert ici de fil rouge, l’œuvre n’en reste pas moins une vraie gageure technique pour l’Atelier A2 en charge du tissage : il s’agit d’interpréter en gros points (6 portées), en chiné et en très grand format (5 mètres sur 2) un fichier numérique ultra basse définition absolument dépourvu de détails. « C’est une image que je voudrais mettre en scène avec une lumière particulière » annonce l’artiste. Rendez-vous fin juin à la Scène Nationale Aubusson pour découvrir son tapis connecté.
Les métiers d'art en France, Connaissance des arts, Mar 2019.