Que reste t-il de la photographie quand, échappée de son pré-carré figuratif, elle s’aventure sur le terrain de l’abstraction ? À question unique, réponses multiples, apportées conjointement au Frac Normandie Rouen, à Micro Onde - Centre d'art de l'Onde et au Centre Photographique d’Île-de-France.
Trois sites, trois ambiances. Il n’en fallait pas moins pour étudier un cas qui n’avait, en France, jamais été considéré avec l’attention méritée et ailleurs, pas davantage, exception faite de l’investigation menée il y a deux ans par la Tate Modern (Shape of Light, 100 Years of Photography and Abstract Art) venue combler le vide laissé depuis 1960 par celle du MoMA de New York (Sense of Abstraction). C’est donc avec toute la prudence de rigueur en terre inconnue qu’il faut envisager ce prototype, d’autant que cette enquête sans précédent, foisonnante et pourtant lacunaire, jette ici son dévolu sur un pan de l’histoire récente, toujours d’actualité, celle de la post-photographie, ère de rupture entamée au mitan des années 1990, dans la foulée de la révolution numérique. Qu’importe, manquer de recul n’empêche pas de dire vrai. Et c’est bien de vérité dont il s’agit, ou plutôt des menus arrangements que conclut avec elle la photographie qui prend soudain des libertés vis-à-vis du réel, ce sacro-saint sujet dont elle serait la trace. Pour en sortir, elle le dissout, par ses propriétés mêmes : couleur, lumière, chimie, mise au point… Soulagée de ses tâches descriptives, délivrée de son assignation à représenter, elle devient autonome, infidèle, jusqu’à s’émanciper de son principal outil, l’appareil. De sorte qu’il s’avère souvent nécessaire de mettre en doute ce qui est vu.
La preuve d’entrée de jeu : trônant au seuil du Frac, un vieux miroir ne reflète rien. C’est une photographie d’une photographie, vieille, elle aussi, de presque deux siècles, un daguerréotype jamais exposé dont Hanako Murakami vient scruter la surface oxydée (The Immaculate #5, 2019). Comme si cette plaque de cuivre vierge, enduite d’argent poli, renfermait un secret originel. D’autres se sont engagés dans cette voie archéologique, usant de techniques dépassées pour mieux cerner les conditions d’apparition de l’image. Ainsi de Sylvia Ballhause qui, munie d’un appareil lui-même équipé de capteurs sensoriels, révèle le champ énergétique de son modèle, cette invisible « aura » théorisée par Walter Benjamin (AuraCam Images, 2012). Ou de James Welling, dont les photogrammes gris et flous capturent l’empreinte fantôme de faisceaux bigarrés à la surface sensible d’un papier noir et blanc (Mystery Photograph 11, 2000). Le principe est le même ou presque chez Sébastien Reuzé qui développe, telles quelles, des pellicules périmées mordues par le soleil (Kodak, 2015-2017). Ses halos aléatoires rappellent les dégradés chromogènes de Laure Tiberghien (Screen #8, 2019), eux-mêmes semblables aux variations lenticulaires de Mustapha Azeroual (Radiance #5, 2016). Autant de recherches matiéristes qui exploitent à fond les qualités plastiques de l’image. Le débat se poursuit – et s’enlise – à Micro Onde, qui joue la carte atmosphérique dans le sillage des Cristallographies et Célestographies du dramaturge et alchimiste August Strindberg, qui croyait avoir capturé la lumière des astres en laissant des plaques photosensibles à l’air libre – les traces obtenues étant en réalité celles de la poussière : les coupes de stalagmites de Dove Allouche (Pétrographies, 2015), les vues sous-marines de Nicolas Floc’h (Paysages Productifs, 2019), les simulations d’aurore boréale de Marina Gadonneix (Phénomènes, 2016), ou les paysages liquides de Wolfgang Tillmans (Urgency VI, 2006), y rejouent l’éternel duel entre nature et artifice. Au fond, le discours est raccord. Seule la forme diffère : là où le Frac opte pour un sage découpage thématique, le Micro Onde mime l’accrochage ramassé des galeries et cabinets des siècles passés.
Le Cpif lui fait bande à part, s’autorisant sur toute la longueur de murs laissés nus, des associations libres, dictées par le nuancier du spectre lumineux. Mi constellation, mi arc-en-ciel, le geste a ceci de malin qu’il verse à son tour dans l’abstraction pure, passant graduellement des empreintes digitales que relève Isabelle Le Minh sur nos écrans tactiles (Digitométries, after Yves Klein, 2015), à un bas-relief d’Aurélie Pétrel, résultat de l’impression directe d’une architecture radicale de Peter Eisenman sur un morceau de tôle microperforée (Tear down, House III, 2019). Au Frac aussi, l’image part en roue libre : à l’étage, les diagrammes algorithmiques de Thomas Ruff (Zycles, 2008) croisent les « tableaux » générés sur imprimante Epson de Wade Guyton (Untitled, 2020), ou les tirages hyper pixellisés de Paul Graham (Kodak Ektar 25, Empty Heaven, 1991). Désintégrée, l’image se réinitialise. Ce que dit en substance Nathalie Giraudeau, directrice du Cpif et commissaire associée de cet ambitieux état des lieux qui voit dans la «mise à l’épreuve» une stratégie d’épuration : «Passer à nouveau par le langage abstrait permet, comme Georges Roques le soulignait à propos de la peinture, une mise à plat systématique et approfondie des multiples composantes de la photographie afin d’en dégager de nouveaux paradigmes pour l’image, de nouvelles pensées du visible». Ce que ces expériences élégiaques, trafiquées, racontent aussi, c’est l’histoire d’amour contrarié entre une pratique, savante, technologique, et le mystère irrésolu de la vie.
La photographie à l'épreuve de l'abstraction, Frac Normandie Rouen, Sept 12 – Dec 6, 2020, Micro Onde, Centre d'Art de l'Onde, Sept 19 – Nov 21, 2020, Centre Photographique d'Île-de-France, Sept 27 – Dec 13, 2020.
Mouvement, Oct 7, 2020.