Trente ans durant, Josef Koudelka a arpenté les sites antiques du bassin méditerranéen. De Palmyre à Pompéi, son atlas panoramique ravive l’éclat des ruines gréco-romaines et nous parle d’un temps résolument présent.
La première, datée 1991, est une vue du sanctuaire d’Athéna Pronaia à Delphes, en Grèce, au nord du Golf de Corinthe et au pied du Mont Parnasse. En bas, des tambours empilés de colonnes doriques tracent une ligne sinueuse qu’épousent, en haut, les collines alentours. La dernière ou presque, celle-là prise en 2011, est une plongée dans le ventre béant du théâtre-stade d’Aizanoi en Turquie. Dans les gradins déserts, il n’y a pas âme qui vive, si ce n’est l’ombre portée d’une silhouette minuscule, noyée dans une mer de pierres immense. Entre ces deux images, une foule d’autres, toutes prises sur les rivages de la Mare Nostrum, à travers trois décennies, dix-neuf pays et deux-cent sites archéologiques, par un oiseau rare et pourtant familier. Car on a tous en nous quelque chose de Josef Koudelka : un chien errant dans la neige du parc de Sceaux, un avant-bras traversant un boulevard dépeuplé, dont le bracelet de montre horodate l’invasion de Prague par les chars soviétiques, un roumain agenouillé qui murmure à l’oreille de son cheval… des fétiches photographiques semés aux quatre vents par un nomade naturalisé français en 1987 qui, depuis le départ forcé de sa Tchécoslovaquie natale en 1970, n’en finit pas d’arriver quelque part. Le printemps de Prague, les gitans de la Mitteleuropa, les mines de charbon du Triangle noir, les vestiges industriels de Lorraine… partout étranger, Koudelka n’aime rien tant que les terrains vagues, les zones grises, les peuples déplacés. Ses grands ensembles devenus cultes, notamment en version imprimée, portent des noms simples et puissants : Exils (1988), Chaos (1999), Lime (2012), Walls (2013). Nul besoin d’en rajouter chez celui qui, entré chez Magnum en 1974, n’a depuis jamais cherché à immortaliser l’événement à la manière du reporter, préférant passer le vaste monde au tamis de son « œil de peintre », selon la formule consacrée de son « frère », Henri Cartier-Bresson, humaniste comme lui.
On le dit taiseux, insaisissable, obsessionnel. Des traits qui pourraient caractériser Ruines, un album sans équivalent de cent soixante-dix tirages panoramiques noir et blanc, entré dans les collections de la BnF à la faveur du généreux don consenti par leur auteur, et dont cent dix morceaux choisis donnent, dans la grande galerie du quai François Mauriac, un vibrant aperçu. Ils s’y sont mis à trois pour faire le tri : Héloïse Conesa, commissaire de l’exposition et conservatrice au département photographie de la BnF, Bernard Latarget, ancien directeur de la mission photographique de la Datar, et Josef Koudelka, évidemment. Celui qu’on surnomme « Mister No » tant l’intransigeance atteint chez lui des sommets, manie encore à 82 ans l’art de l’editing comme personne, taillant l’hiver venu dans la masse d’images cueillies du printemps à l’automne. Les élues sont les plus intenses, celles capables de résister au temps, à ses usures. Pour atteindre son « maximum », Koudelka est prêt à tout, quitte à revenir plusieurs fois sur le même site, comme à Pétra, en Jordanie, pour mieux arrêter la course du soleil sur un pan d’architecture désintégrée. Tentative d’épuisement ou test de performance, sa méthode itérative lui permet surtout d’exploiter à fond le potentiel du panoramique, ce format allongé, venu du grec pan (tout) et horama (vue), dont il systématise l’usage dans les années 80 quand il sillonne les paysages français en mission pour la Datar. Ce gabarit de frise antique tiendrait presque chez lui du motif : c’est qu’il reprend tout à la fois celui de la pellicule de film – ce qui n’est pas anodin quand on sait qu’il suivra en 1994 le tournage du Ulysse’s gaze de Theo Angelopoulos – du tapis de sol sur lequel il a coutume de dormir à la belle étoile, comme le remarquait Clément Chéroux, ou d’une scène de théâtre selon Héloïse Conesa, qui voit là un écho à ses débuts, quand il photographiait les troupes locales pour des revues spécialisées. Toujours est-il qu’en matière de panoramique, Koudelka fait bande à part : plutôt que de conserver les « atouts » d’une image grand angle a priori « objective, ordonnée et impartiale », il prend tous les risques, posant son boîtier désormais numérique « sans trépied », « à fleur du sol, au ras du monument, en plongée ou en contre-plongée ». « Ses panoramiques n’élargissent pas notre vision du site, ils découpent dedans, opèrent une forme de carottage visuel qui le condense de façon essentialiste » analyse Héloïse Conesa. « Subjective et éclatée », « fragmentaire, basculée », jusqu’à tomber à la renverse, dans cette verticale qui l’éloigne encore un peu plus de la photographie d’archéologie, invariablement horizontale jusqu’à la fin du XIXe siècle, sa manière « fait vaciller les points d’ancrage visuels, morcelle l’espace » et, à force, « court-circuite l’impression de déjà-vu ».
Le noir et blanc, qu’il ne quitte pas, tient aussi du contremploi : outré, il n’a rien de classique, ni d’une révérence, car Koudelka ne verse pas dans l’élégie, pas plus qu’il ne vient chercher le « réconfort sublime » devant le spectacle romantique que rejouent sans fin « les ruines éternelles ». Ce duel que se livrent clair et obscur accuse les contrastes de la lumière, sa grande affaire : « Tandis que la couleur parasite les jeux de valeurs primaires, le noir et blanc permet de révéler cette dimension formaliste de la photographie » commente Héloïse Conesa, qui sait le maître hanté par « la question des volumes, la sphère à la sphère, le carré au carré, le cylindre au cylindre, cet agencement de formes pures et simplifiées ». La scénographie immersive rend justice à ce niveau de détails, lâchant le visiteur dans une « forêt d’images suspendues, comme s’il traversait un péristyle ». Sur le papier ou au mur, les tableaux de Koudelka construisent une « allégorie du monde » rattrapée bien malgré elle par l’actualité brûlante. « La ruine conjugue visée consolatrice et notion d'effondrement. Si l’exposition préexiste à la crise sanitaire, elle aura forcément une résonance particulière » augure Héloïse Conesa, pour qui cette oeuvre-somme scelle « l’alliance profonde et irréductible » entre « évidence de l’Histoire » et « énigme de la beauté ».
Josef Koudelka, Ruines, BnF, Sept 15 - Dec 16, 2020.
Connaissance des arts, Sept 2020.