Associé à la figuration libre, Jean-Charles Blais a très tôt connu un succès fou avec ses gouaches sur affiches arrachées, envahies de géants malaisés. Dans son atelier au vert et au soleil, il retrace sa trajectoire fulgurante et ses pas de côté, vers la couture ou l’art numérique.
C’est une maison jaune sable adossée à la colline. On y vient en voiture, on ne frappe pas et celui qui vit là ne risque pas de jeter la clé. Enfouie dans une épaisse jungle sur les hauteurs de Vence, Tilim-Bom déploie ses charmes de palais mauresque, avec vue imprenable sur la baie des Anges. Tilim-Bom, comme la comptine pour enfants que compose Stravinsky en 1917. « Ça sonne et ça s’écrit formidablement bien », juge encore son heureux propriétaire, Jean-Charles Blais, la soixantaine fringante, en pantalon de velours crème et baskets blanches, comme la chemise : « Je cherchais un nom parce que la maison en avait un – provençal – impossible : Lou Miradou. À cette époque, j’étais assez fan de Stravinsky, et suis tombé sur une série de chants russes, dont celui-ci. La source était curieuse phonétiquement et m’a plu. » Cette époque est celle du grand boom du marché de l’art, quand la presse et les collectionneurs s’emballent, que la niche devient un système globalisé avec ses codes, ses cours, ses cotes. C’est la fin des années 1980, 1987 plus exactement. Blais, dont les affiches arrachées s’arrachent déjà, passe l’été entre amis sur la Riviera, à « La Florida », « une maison comme il fallait, très jolie, très habitée, avec une verrière-atelier, une petite piscine dans un coin et des palmiers devant ». Il y prépare l’exposition qui doit ouvrir à Saint-Paul-de-Vence, chez Catherine Issert, sa fidèle galeriste, rencontrée chez Bernard Lamarche-Vadel six ans plus tôt et qui, depuis, ne l’a plus lâché.
L’arrière-pays niçois lui va si bien qu’avant de plier bagage, il craque pour la villa abandonnée que l’agent immobilier du coin le suppliait de visiter : « Une belle endormie, une sorte de mastaba construit dans les années 1920 par un jeune rentier sur un terrain nu, où il n’y avait à l’époque que des ânes, des chèvres et de l’ail. » On est loin du « grand loft » qu’en « jeune artiste successful », il rêve de s’offrir à Paris, son « quartier général ». Qu’à cela ne tienne, l’affaire est conclue. Le temps que Jean-François Bodin, l’architecte star qui pomponne alors le musée Matisse à Nice, « remette la maison debout sans aucun effet » – entendre, qu’il creuse une piscine et dresse des toits-terrasses – et Jean-Charles peut y prendre ses quartiers avec femme – Sigrid – et enfants – Cristobal et Orso. Depuis, Tilim-Bom est le cadre enchanteur dans lequel il œuvre, quand il n’en fait pas autant à Arcueil, sa résidence principale. À vrai dire, il n’en fait pas autant ailleurs qu’ici, dans l’ancienne chapelle posée là, en contrebas des parterres exotiques qui tapissent de vert la longue coulée vers la mer : « Une bâtisse beaucoup plus ancienne qui appartenait à un paysan. Je la pratique d’ailleurs comme une ferme : je peux utiliser des choses sales, y faire des grands formats, en mettre trop en route en même temps... Cet atelier produit des conditions de travail qui n’existent pas autre part. Rien n’a ici d’incidence, de sorte qu’il y règne une certaine désinvolture, une liberté des gestes, cela dit relative : les orages fréquents m’obligent souvent à tout ranger. » Ce jour-là, ils menacent mais n’éclateront pas. Et tant mieux : une pile d’affiches publicitaires traînent dehors en attendant d’être retournées, épluchées, recouvertes de silhouettes noires, de dos, de trois quarts, de vert, de bleu. Le goût pour ces mille-feuilles sans qualité ne l’a jamais quitté : « Ce qui était avant tout une commodité a fini par qualifier mon travail. C’est une ruine, quand ça commence, c’est déjà foutu. Il n’y a aucune noblesse, c’est tout sauf un piédestal, il n’y a pas de chevalet, le poids des siècles passés… Je marche dessus, je les sors, je les rentre… C’est précieux comme un tas de paille. » Il faut le voir tracter avec hardiesse ces grands cartons-pâtes qu’il passe et repasse entre les portes-fenêtres pleines de taches, comme une palette géante.
Bon vivant, Jean-Charles Blais n’est pas du genre maudit. Lui qui ne tient pas en place et gesticule comme un faune n’a jamais adopté la posture du créateur accablé, reclus dans son atelier : « Une quantité d’artistes jugent bon de s’empoisonner l’existence. Je ne ressens pas de nécessité spirituelle à créer, et ne suis pas un peintre professionnel. Dans l’essentiel des cas, j’essaie de pratiquer avec appétit, de faire en sorte que ce ne soit pas une opération pénible, de repartir comme je suis venu, de bonne humeur, plus léger, c’est ma quête. » Quitte à ne pas peindre du tout : « Si on ne me demande rien, je ne me sens pas obligé d’aller à l’atelier. Celui-ci a d’ailleurs longtemps été fermé. » Comme lorsqu’il se pique de numérique, et produit dans les années 2000 une collection de « projections graphiques » sur DVD, grâce au savoir-faire technologique du studio Art-Netart de Catherine Maillet. Ou qu’une pandémie s’abat sur l’hexagone : « J’ai fermé l’atelier fin février en pensant que je reviendrais dans quinze jours. Quand je l’ai rouvert, trois mois plus tard, tout y était momifié dans l’état où je l’avais laissé. » Ce qui n’est pas pour lui déplaire : « J’ai tendance à laisser flotter les choses dans une sorte d’indécision permanente, à les orchestrer en les orchestrant le moins possible. Parfois pour éviter de finir un tableau, j’en commence un autre. J’aime assez ce statut-là, en stand-by. Mes ateliers étant généralement situés dans des lieux où je vis, quand je ne travaille pas, je travaille malgré tout. Comme dans le grand placard qui me sert de cabinet de dessins à Arcueil, et que j’ai naturellement tendance à aller visiter, même si j’ai la tête absolument vide. » C’est que Jean-Charles Blais a en horreur les bureaux dédiés, « les endroits pour travailler ». Et la liste est longue de ses offices à domicile : il y a le hangar qu’il partage à Rennes avec le sculpteur Peter Briggs, le « squat façon Giacometti » que lui prête le peintre Michael Weston rue du Texel, derrière Montparnasse, la « piaule de 30 m² » près de Strasbourg-Saint-Denis, vite transformée en une « caverne de papier invraisemblable », la maison « un peu fatiguée » de la rue Louis-Thuillier, à deux pas du Luxembourg, procurée par Bob Calle, le père de Sophie, les « appartements de réception » qu’il loue au pied de l’église américaine, où modélistes et petites mains rapiècent ses faux habits « sur mesure »… un répertoire d’adresses calqué sur son itinéraire plastique : « Les ateliers s’inventent pour une finalité, pas l’inverse. » S’il n’y suit pas de rituel, il admet quelques invariables. Des séances tardives, en fin d’après-midi, la radio allumée, très vite éteinte : « À 18 h, c’est l’heure du jazz sur France Musique, or j’écoute de tout sauf ça : c’est comme les gens qui fument la pipe, je ne comprends pas » ; des séances qui tirent en longueur : « En général, j’ai du mal à conclure. Je démarre une chose que je ne maîtrise pas du tout et ça n’en finit plus, je me perds dans un détail invisible qui m’absorbe » ; des séances interrompues par un brin de jardinage : « Je me suis aperçu récemment que ce que j’entends par jardiner, être à quatre pattes avec trois outils, était très compatible avec une séance de peinture : il s’agit là aussi de transformer une forme. » Alors que sa prochaine exposition le guette, Blais innove encore, la gouache recouvre désormais plus volontiers l’endroit de l’affiche, non plus l’envers : « Je me suis aperçu que le sens imprimé séchait plus vite. » Dans « ce rapport tordu avec l’image préexistante » qu’il « fuyait à l’origine », surgissent des paires de figures, d’habitude isolées. Un « effet combinatoire très suggestif pour le collectionneur » dont les « délires interprétatifs » l’amusent : « Dans mon esprit, il n’y a aucun préalable, l’effet produit n’est pas une modalité, c’est une résultante. »
Jean-Charles Blais, Voilà, Galerie Catherine Issert, Jul 10 - Sept 19, 2020.
La Gazette n°27, July 10, 2020.