Peintre et dessinateur, archéologue et historien de l'architecture, amateur de plantes exotiques et d'oiseaux rares, l’extravagant Girault de Prangey aura laissé derrière lui une oeuvre photographique remarquable que deux expositions honorent.
“Sans souci de ses frères, méprisant l'avenir, Joseph-Philibert Girault de Prangey, solitaire et rêveur, a construit pour lui seul, un jouet fragile qui a disparu avec lui”. Ainsi parlait le Comte de Simony dans “Une curieuse figure d’artiste”, monographie consacrée au pionnier du daguerréotype, Girault de Prangey donc, dernier du nom, né à Langres après la Terreur, en 1804, et mort quatre-vingt-huit ans plus tard et vingt huit kilomètres plus loin, à Courcelles-Val-d’Esnoms, villa des Tuaires, folie néo-mauresque bâtie selon ses plans. Au grenier de ce “petit paradis” artificiel que le Comte de Simony rachète en ruines à la fin des années 20, sommeillent près de mille plaques d’argent portant toutes au dos leurs dates et lieux de prise de vue. Sitôt découvertes, sitôt dispersées, de Paris (BnF), à Austin (Université du Texas), en passant par Bulle (Musée Gruérien), elles forment la libre et patiente entreprise de l’aristocrate intrépide, cédant aux chants des sirènes de la Méditerranée occidentale avant d’accomplir le grand tour, pour finir par regagner son plateau froid et austère de neuf hectares, avec vue imprenable sur la chaîne des Alpes, le massif des Vosges et le Jura. Est-ce la lecture des Aventures du dernier Abencerage, la nouvelle chevaleresque de Chateaubriand dont l’action se déroule à Grenade, au pied de l’Alhambra, qui le décidera en 1832 à mettre le cap sur l’Andalousie pour y étudier les vestiges arabes ? On ne sait. Toujours est-il que son histoire à lui a tout d’une saga. En avril 1842, muni d’une malle souple de cinquante kilos, mi-laboratoire mi-chambre noire, contenant fioles de mercure volatil, objectifs et boîtes à rainures, soit l’équipement le plus perfectionné de son temps, il embarque à Marseille pour un séjour longue durée. Depuis Rome, sa première étape, où “il daguerréotype à tout va (...) monuments, rues, pifferari, et même cardinaux”, comme s’en amuse son ami Raoul Rochette, il gagne Athènes, puis Le Caire, Constantinople, Alexandrie, Jérusalem, Baalbek, Damas, Alep, Smyrne… un “pèlerinage” enchanteur de 24 mois dont il se réjouit, comme il l’écrit, de rapporter les “traces fidèles et précieuses qui ne changeront pas ni avec le temps ni avec la distance”. “C’est la part la plus exceptionnelle de son oeuvre, la mieux connue à l’heure actuelle, celle qui en a fait une figure incontournable de l’histoire de la photographie et le daguerréotypiste le plus cher au monde, notamment à la faveur de ventes aux enchères très médiatisées dans les années 2000” rappelle Thomas Galifot, commissaire, avec Sylvie Aubenas, de l’exposition présentée cet automne à Orsay, dont l’ambition monographique étend, “pour sortir du roman”, le spectre d’étude à l’avant et l’après voyage en Orient. Cet Orient rêvé, Girault de Prangey en prolongera le désir ardent de retour sur ses terres, comme l’atteste l’exposition des musées de Langres, pensée par leur conservateur Olivier Caumont. C’est là, dans cet éden tenant du “pur exercice de curiosité, avec ses fenêtres outrepassées, ses bulbes et minarets”, qu’il continuera à produire des images - stéréoscopie, collodion humide... - jusqu’en 1880, d’autant qu’il cesse une fois pour toutes de publier vers 1850, échaudé par l’accueil boudeur réservé à ses luxueux ouvrages compilant dessins et gravures d’architecture islamique, qu’il édite à compte d’auteur. Il faut dire que la photographie est pour lui une affaire sérieuse : sans doute initié par son complice, le peintre Jules-Claude Ziegler (1804-1856), “hypothèse la plus plausible” selon Thomas Galifot, signalant néanmoins “le faisceau d’indices laissant à penser qu’il aurait eu des contacts directs avec Daguerre lui-même”, Girault de Prangey la pratique en virtuose dès 1841, soit moins de dix-huit mois après son invention. On loue la justesse et l’audace de ses cadrages, alternant gros plans et vues d’ensemble, surtout quand il se sait le premier à fouler certains sols, depuis disparus. Son originalité aussi : déclinant ses plaques en cinq formats, du panoramique à l’allongé, il s’essaie aux découpages ou aux expositions multiples. Des effets spéciaux qui viennent contredire, du moins nuancer, la théorie selon laquelle la photographie n’aurait jamais été pour lui qu’une étape vers la lithographie. Sur ce point, les avis divergent : si Olivier Caumont doute du caractère autonome de sa production photographique, arguant “qu’il ne la montrera ni ne le diffusera jamais de son vivant”, Thomas Galifot lui, défend “l’ambition esthétique revendiquée” d’un “artiste” dont “l’approche, inouïe pour l’époque, de la matérialité de la plaque” le sort du giron documentaire où on voudrait l’assigner. En témoignent certains sujets - un café, un bateau sur le Nil, un rocher pas commes les autres, des cèdres - ou portraits de types remarquables - mendiant, marin, chamelier, odalisque… De quoi reconsidérer la légende d’une âme solitaire dont l’esprit mordant aurait irrité sa vie durant la foule de ses contemporains. Pour Thomas Galifot, il s’agit de “déconstruire le mythe d’un érudit misanthrope qui se serait retiré dans son domaine pour ne jamais plus en sortir”, assurant la permanence d’une sociabilité “dans l’exercice des nouvelles passions prenant le pas sur ses premières amours, l’horticulture et de l’acclimatation”. Même combat pour Olivier Caumont, soucieux d’envisager Girault “de manière plus neutre, non pas comme certaines nécrologies ont voulu le caricaturer”. Pour faire, à son endroit aussi, la part des choses entre l’homme et l’oeuvre.
Girault de Prangey photographe (1804-1892), Musée d'Orsay, Nov 3 - Feb 7, 2021.
Connaissance des arts, Jun 2020.