Devant un buisson épais, une vache avance de profil vers une ombre portée. Cette silhouette discrète est celle d’André Derain et l’image, son unique autoportrait photographique. Drôle de mise en scène pour le « peintre du trouble moderne » qui balade son mètre quatre vingt-trois intranquille dans un siècle agité. Un mystère qui, façon poupée russe, en contient un autre : la part de la photographie dans l’œuvre de Derain. Il faudra attendre 1997 et l’ouvrage référence de Françoise Marquet, André Derain et la photographie, pour que lumière soit faite sur son attention particulière à cet endroit. Il faut dire qu’autant chercher une aiguille dans une botte de foin : pas d’appareil, pas de correspondance, de note ou même de facture, aucun document écrit ne venant commenter cette production. Seul témoignage, une centaine de plaques de verre, sans titre ni date, retrouvées dans les archives de sa nièce, Geneviève Taillade, dont les souvenirs achèvent de combler les lacunes de l’histoire. Que révèlent ces clichés à propos du géant mélancolique à l’esprit fauve ? Pour Françoise Marquet, le constat est sans appel : « Il n’y a pas entre sa peinture et ses photographies un rapport complexe au point que l’on puisse parler de photographies d’auteur ». Elles n’en demeurent pas moins un formidable « instrument pour penser les problèmes de la peinture », formulant une réponse à la vaste question qui le hante : « Comment représenter quoi? ». Chez Derain, le photographique augmente le pictural, le dotant tour à tour d’une profondeur de champ insolite, d’effets de perspectives ou de matières audacieux, accusant ses lignes de force à travers de savants jeux d’ombre et de lumière. Derain entre en photographie vers 1910. En ce début de siècle, comme le rappelle Françoise Marquet, « le projet de la photographie […], c’était le plus vrai possible, l’adéquation entre le vu et le reproduit ». Cherchant à « tout transposer au-dessus du réel », Derain, lui, photographie comme il peint, « comme si les manières de voir cohabitaient plus qu’elles ne se succèdent ou ne se transforment, comme si cet homme était en permanence en situation de balancier, d’oscillation d’une manière de voir à une autre, sans acquérir de certitudes, hostile […] à toute théorie ».
C’est dans cette coïncidence que se déploie la singularité de sa pratique photographique, qui, inaugurant un rapport neuf au réel, précède et prolonge l’œuvre peint. Déjà en 1899, son Enterrement à Chatou s’inspire d’une photographie anonyme de 1882 figurant un cortège dans la rue principale de sa ville natale. S’affranchissant de la stricte reproduction, il opte pour un plan plus large, en plongée, renforçant les contrastes entre couleur et clair obscur. De 1901 à 1904, Derain croupit à Commercy dans la Meuse sous les drapeaux du 135e régiment d’infanterie. Alors qu’il enrage d’être là, « encombré d’un fusil » quand « toutes ses pensées l’appellent ailleurs », il poursuit son expérimentation de la photographie comme « image source ». Ainsi du Bal à Suresnes (1903), dont le sujet est en tous points identiques à une photographie retrouvée dans les archives de la famille Taillade. Et pour cause, il a tout bonnement procédé à une mise au carreau pour transposer l’image photographique sur la surface de la toile. Ce n’est pas Derain l’auteur du cliché puisqu’il figure à l’arrière plan, en uniforme, hussard parmi les « hussards à long sabre sous la lampe fumeuse », comme il le raconte à Vlaminck. Devant leurs mines désabusées, une main gantée, énorme et maladroite, à la Mickey Mouse, enlace fermement la hanche d’une élégante dont le regard vague nous dit qu’elle est, ce soir, tout à fait ailleurs. Le fait qu’elle dépasse d’une tête son cavalier accuse encore le malaise ambiant. Plus tard, une photographie de trois militaires s’abandonnant au repos dans les herbes hautes (Trois soldats dans l’herbe à Commercy) lui inspire Trois personnages assis dans l’herbe (1906), huile incandescente où trois figures totémiques rejouent le bonheur de vivre. À l’hiver 1910, Derain séjourne à Cagnes. Il y prend sa toute première image, une vue du pont dont le découpage trahit sa vision de l’espace, transversale. Entre 1920 et 1930, il photographie avec ardeur et multiplie les épreuves. Tandis que ses paysages, invariablement traversés par une ligne de fuite, résistent au pittoresque et font la part belle à l’ombre, ses portraits mettent en scène des personnages « en situation d’attente », à côté d’eux-mêmes. Dans l’intimité de l’atelier, il décline en images les poses et attitudes de modèles en costume, avant de figer sur la toile ses Arlequins, dans « leurs gesticulations silencieuses, théâtrales et vaines ». Ailleurs, il saisit la chair lourde et élastique de nus féminins plongés dans une introspection toute mélancolique, tandis que la décomposition du mouvement de ses danseuses rappelle les études chronophotographiques d’Eadweard Muybridge ou d’Etienne-Jules Marey. Dans ses natures mortes, Dominique de Font Réaulx voit la parfaite restitution de la leçon cézanienne, comme la préfiguration des travaux d’Emmanuel Sougez, « l’éminence grise », adepte de la composition pure et de la « poésie des choses inanimées ». Si, comme le soulève Françoise Marquet, « on peut s’interroger sur ce que peuvent avoir de photogénique quatre poissons jetés pêle-mêle dans une assiette, ces vues de Saint-Maximin à peine dignes de mauvaises cartes postales, et ces danseuses figées dans des postures banales et sans particulière harmonie », il faut s’attarder sur la sérialité de ces images sans qualité pour en comprendre le sens : « À travers la répétition de l’image […] s’expriment l’acharnement, l’obsession de voir, de vouloir voir, de vouloir tout voir ». Pour mieux sonder le réel, Derain le met en pièces, le prend sous tous les angles. Une furieuse envie d’accéder aux « secrets perdus » loués par André Breton auquel il confiera : « Il faudrait avoir intimement pénétré la vie des choses qu’on peint ». Et Françoise Marquet de conclure : « Derain cherche le vrai, au-delà du beau. Il est en cela profondément moderne. »
André Derain, 1904-1914, la décennie radicale, Centre Pompidou, Oct 4, 2017 - Jan 29, 2018.
Connaissance des arts, special issue, Sept 2017.