1956. Harry Callahan, quarante-quatre ans, enseigne la photographie à l’Institute of Design de Chicago. Dix ans qu’il attend de pouvoir se consacrer pleinement à son art, loin des bancs de l’école qui le retiennent de longues heures. Des heures qu’il préférerait employer à créer, d’autant que son poste d’enseignant rapporte moins que celui de sa femme Eleanor, secrétaire, comme il le rappelle souvent. Quand il se voit attribuer la Graham Foundation Grant for Advanced Studies in Fine Arts, une bourse prestigieuse qui lui permet de prendre une année de congé à compter de la rentrée universitaire de 1957, Callahan est tout à fait surpris. Non seulement parce qu’il est le premier photographe à bénéficier de cette bourse de voyage traditionnellement décernée à des architectes – selon les vœux d’Ernest R. Graham (1866-1936), architecte de Chicago et créateur de la fondation – mais surtout parce qu’il n’a jamais rempli de dossier de candidature : « Aucun architecte ne pouvait se permettre de laisser son cabinet »… « Je ne sais toujours pas comment ils ont eu mon nom », commentera-t-il plus tard, avec la modestie qu’on lui connaît. Toujours est-il qu’il part avec une dotation de dix mille dollars en poche – à l’époque, la plus généreuse jamais attribuée à un photographe selon le magazine Time. Callahan a une vision toute relative de l’ailleurs : « Mon idée du voyage se limitait au Nord du Michigan. »
Ce sont ses proches, au premier rang desquels Edward Steichen, à la tête du département photographie du Museum of Modern Art de New York, qui le pousseront au départ : « Les gens me répétaient : « Mais voyons, pars en Europe, sois raisonnable ! » Ma femme a fini par trancher : « Allons-y ! », et nous sommes partis. »
Harry Callahan passera près de quinze mois en Europe, essentiellement dans le Sud de la France. Là-bas, loin des contraintes du professorat, il fait enfin l’expérience de l’art pour l’art. À propos de ce voyage, le premier qu’il entreprend à l’étranger6, il déclarera : « Je sais juste que, d’une manière ou d’une autre, l’Europe a eu sur moi une influence décisive. » Un séjour qui fera date, tant il considère cette période comme « l’une des plus importantes de [sa] vie ». En 1994, il donne à la Maison européenne de la photographie un ensemble de cent trente tirages pour la plupart inédits, baptisé French Archives. Curieux titre quand on sait que Callahan ne laissera pour traces écrites qu’une correspondance éparse, ni carnet, ni notes de cours, pas même un album…
Il faut croire que ce voyage a tout de l’initiation pour ce natif du Midwest, introverti et laconique, qui ne s’est jamais vraiment senti à l’aise loin de chez lui. Né à Detroit en 1912, il grandit dans une famille de fermiers dont la sensibilité artistique se résume aux vinyles d’Enrico Caruso que passe le père sur son phonographe, ou aux airs de variété que pianote la mère. Fervente catholique souffrant de phobie sociale, celle-ci évite soigneusement les fêtes et annule les rares vacances d’été organisées par le père. Une nature dont héritera Callahan, adolescent timide et maladroit qui se réfugie dans la lecture de l’Iliade et de l’Odyssée, et passe le plus clair de son temps au terrain de golf ou à copier des bandes dessinées. Rêveur, il se révèle un élève médiocre au lycée : « Ça m’a pris cinq ans pour en finir. » Alors que la Grande Dépression accable l’Amérique, il essaie tant bien que mal de financer ses études universitaires et collectionne les petits boulots : coursier, livreur de journaux, caddie ou manutentionnaire pour Chrysler Motors.
C’est là qu’il rencontre en 1933, à l’âge de vingt et un ans, une certaine Eleanor Knapp, dix-sept ans, secrétaire pour la même compagnie automobile. Après qu’un ami commun lui a montré une photo de Harry, Eleanor organise un rendez- vous arrangé : « Quand on s’est rencontré, ça a tout de suite fonctionné », se souvient celle qui deviendra son épouse trois ans plus tard. Callahan poursuit sans grande conviction des études d’ingénieur à la Michigan State University dans la banlieue d’East Lansing. Ses mauvaises notes et les cent trente kilomètres qui séparent l’école de Highland Park, où vit Eleanor, ont vite raison de sa motivation : il abandonne les cours dès la seconde année et retourne chez Chrysler en tant qu’assistant au département des pièces détachées.
C’est donc en autodidacte que Callahan entre en photographie : il a vingt-six ans lorsque la caméra 16 millimètres flambant neuve de son dentiste pique sa curiosité. Il n’en faut pas plus à ce natif de Detroit, berceau de l’industrie automobile : « Il m’a montré ce truc et ça ressemblait à un bijou. C’est ce qui a tout déclenché – ce beau morceau de machine. » Parce que la crise fait encore rage, il opte pour un appareil photographique plus économique, un Rolleicord bi-objectif 6×6. Avec un ami, il prend ses premières images qu’il développe « dans la salle de bains, avec un drôle d’agrandisseur ». Très vite, ce qui n’était qu’un jeu vire à l’addiction : il rejoint le club photo de Chrysler où il rencontre Todd Webb, qui deviendra son fidèle complice. Ensemble, ils s’inscrivent au Detroit Miniature Camera Club, futur Detroit Photo Guild. S’il y acquiert une solide maîtrise technique, Callahan est loin d’être convaincu par les idées toutes faites, d’obédience pictorialiste, et autres modes d’emploi prônés par ces clubs.
C’est pourtant là qu’il fera deux rencontres décisives. Arthur Siegel, professeur à l’Institute of Design de Chicago, dirige un atelier au Detroit Photo Guild où il initie ses élèves aux concepts modernistes et fait l’éloge de l’expérimentation. Il encourage Callahan à développer une pratique plus personnelle et autonome. Puis, en 1941, Ansel Adams y donne un workshop. Il évoque notamment les Equivalents de Stieglitz, une série d’études de nuages, métaphores abstraites de ses pensées et émotions. Au détour d’une conversation sur la qualité des tirages, il montre Surf Sequence, série qu’il vient de réaliser sur la San Mateo County Coast en Californie. Les cinq petits formats qui la composent sont la parfaite expression « de la photographie pure – des tirages précis et superbes ». Pour Callahan, c’est une révélation. Il consulte Adams sur tout – processus technique, papiers, objectifs, films, développeurs… – et se sert l’année suivante de ses notes comme d’une « bible » : « C’est à ce moment-là que j’ai commencé à devenir moi-même… Ce ne sont pas les grandes photographies, ou du moins celles considérées comme telles, mais les gros plans près du sol qui m’ont fait comprendre que je pouvais photographier n’importe quoi. Je photographiais une empreinte dans le sable et cette image pouvait être celle d’une dune. Ça a été la chose la plus libératrice qui soit pour moi. » Inspiré par Adams, il se met à photographier avec fièvre. Élevé dans une famille religieuse, lui qui s’était écarté de la foi retrouve avec la photographie le chemin du spirituel. Il part photographier avec Webb les paysages de son maître : ensemble, ils campent une semaine au Rocky Mountain National Park dans le Colorado avant de rejoindre New York avec Eleanor dans l’espoir de rencontrer Alfred Stieglitz.
D’après Callahan, à peu près toutes ses idées lui viennent ces années-là, entre 1941 et 1943 : photographier une nature sans qualité (des roseaux dans l’eau, des feuilles dans la neige) – comme il avait pu l’observer chez Adams –, des immeubles et des gens ; appuyer les contrastes pour en décupler le potentiel expressif ; travailler en série. Il s’essaie aussi aux surimpressions – dans un portrait d’Eleanor, par exemple, où des herbes épaisses se superposent à son visage – en faisant parfois bouger l’appareil entre les prises pour brouiller ou répéter les motifs. Les jeux de lumière le fascinent comme en témoignent ces reflets évoquant des ronds de fumée à la surface de l’eau, ou des trajets de lumière que dessine une lampe torche dans une pièce noire. Employé au laboratoire photographique de la General Motors en 1944, il démissionne à la fin de la guerre pour tenter de se consacrer pleinement à la photographie. Ses économies en poche, il met le cap sur New York avec Eleanor et Todd Webb. Chaque jour, il arpente les rues, appareil au poing. Webb le présente à Lisette Model, Paul Strand, Helen Levitt, Berenice Abbott, ou encore Beaumont et Nancy Newhall qui présenteront son travail en 1946 au Museum of Modern Art (MoMA, New York), dans le cadre de l’exposition « New Photographers ». Moins sociable que son camarade, Callahan ne se sent pas à sa place dans ces cercles mondains. D’autant que la bourse du MoMA à laquelle il avait postulé est finalement attribuée à Helen Levitt. Dépité, il regagne Detroit en février pour y trouver du travail sans vraiment savoir où chercher. Son ami Arthur Siegel le recommande alors pour un poste d’enseignant en photographie au très expérimental Institute of Design (ancien New Bauhaus) fondé en 1939 à Chicago par László Moholy-Nagy. Si Callahan doute sérieusement de ses compétences, mal à l’aise lorsqu’il doit s’exprimer en public, il incarne pourtant le parfait candidat : il conjugue le goût du Bauhaus pour l’expérimentation avec ce quelque chose de très américain, tout habitué qu’il est à traiter de sujets éminemment personnels.
En 1947, Callahan fait la connaissance d’Edward Steichen, directeur du département de photographie au Museum of Modern Art de New York, en visite chez sa sœur, Lillian, et son beau-frère, le poète Carl Sandburg, qui habitent Chicago. C’est le coup de foudre. Steichen devient son ami et mentor, et expose la même année sept de ses tirages au sein de sa première exposition majeure. Dix ans plus tard, lorsque Callahan décroche la bourse, Steichen le décide à faire le grand saut. Avant son départ, Callahan s’arrêtera le voir à New York. Convaincu que l’expérience est la condition de toute évolution artistique, celui-ci l’encourage encore : « Je me réjouis que tu partes en Europe. Tu as assez vécu sur tes propres ressources. »
Les Callahan – Harry, Eleanor et Barbara, leur fille de sept ans – quittent les États-Unis pour l’Europe à l’été 1957. Ils séjournent d’abord quelques mois en Allemagne chez leur ami Konrad Wachsmann, un architecte moderniste et professeur basé à Chicago. Wachsmann leur conseille de s’installer dans le Sud de la France et les aide à trouver une maison de location. C’est sur la Route de Cézanne, connue sous le nom de route du Tholonet, aux environs d’Aix-en-Provence, que se trouve L’Harmas, vaste domaine perché sur une colline qui surplombe la vallée de l’Arc. Callahan s’en souvient comme du « plus bel endroit où j’aie jamais vécu ». Ancienne propriété du peintre surréaliste André Masson, L’Harmas est nettement plus spacieuse et confortable que leur résidence de Chicago. Dans l’une des dépendances du domaine, qui s’étend sur plusieurs hectares, vivent Maurice, le gardien, sa femme Gabi, la gouvernante, et la mère de Gabi. Les deux couples deviennent très vite amis : Gabi aide Eleanor à gérer l’intendance, la guide entre les étals des marchés qui l’impressionnent, elle dont le français laisse à désirer et pour qui la vision de poulets vivants est une grande première. « Ils nous ont adoptés. Nous étions toujours fourrés ensemble. Notre français était vraiment très mauvais, et je pense que c’est à cause d’eux si nous n’avons jamais appris la langue. Quand nous faisions des fautes, ils ne nous reprenaient jamais… » Barbara est inscrite dans une école primaire catholique, les établissements franco-américains ne pouvant accepter de nouveaux élèves en cours d’année. Elle adopte Mouche, l’un des deux teckels confiés à Maurice par le propriétaire de L’Harmas. « Barbara et moi allions cueillir des asperges sauvages. En saison, il y avait un merveilleux amandier. Nous faisions de longues promenades avant de nous asseoir sur des rochers pour briser les amandes. Harry se levait tôt le matin pour allumer le feu dans chacune des cheminées et dans le grand poêle à charbon pour que nous puissions commencer à cuisiner. » Le soir, Harry et Maurice descendent au casino, boivent et jouent aux cartes. Le week-end, les deux familles s’engouffrent dans la petite Renault des Callahan et partent pique-niquer dans la campagne, randonner en montagne, découvrir Marseille, Nice ou les vignobles de la région. « J’ai eu une chouette vie là-bas », reconnaît Callahan. Le couple reçoit souvent la visite d’amis artistes américains. Quand ils montent en voiture à Paris, c’est pour voir leur ami peintre Hugo Weber ou à l’occasion d’une exposition commune avec Aaron Siskind au Centre culturel américain. Ils fréquentent Léo Marchutz, un peintre allemand qui étudie à Aix depuis plusieurs années l’œuvre de Cézanne, Sonia Delaunay, qu’ils rencontrent grâce à une camarade de classe de Barbara, ou Stéphane Cordier, fondateur de la revue littéraire L’Arc, à laquelle Callahan contribuera durant son séjour.
À Aix, il observe une routine de travail rigoureuse, sortant tôt le matin pour se balader dans la ville et à travers la campagne, son Rollei ou son appareil 35 millimètres au poing. L’après-midi, dans un « drôle de petit laboratoire » improvisé à l’arrière de la maison, il développe ses films qu’il tire une fois séchés, ressortant parfois pour une seconde prise de vues. Malgré ce rythme soutenu, rares sont les images qu’il se décide à tirer. Question d’habitude pour celui qui estimera ne publier qu’une poignée de ses clichés, à peine une demi-douzaine par an. Tout l’inspire. S’il se réjouit de pouvoir créer sans entraves – « c’était la liberté totale, parce que je savais que mon poste m’attendait à mon retour » –, il reste envahi par le doute. À son arrivée, il se sent dépassé par la beauté de ce nouveau décor, intimidé par le poids de l’histoire, nerveux, « un peu désespéré », conscient de photographier des sujets maintes fois reproduits par d’autres que lui. « Tout semblait si pittoresque après avoir vécu aux États-Unis. J’avais l’impression qu’en France je ne pouvais pas fabriquer d’images parce que tout était déjà en place. Le paysage était si bien dessiné qu’il vous mettait à l’écart. »
Le piège du pittoresque, il l’évite en restant chez lui, prenant pour sujet ce qu’il a sous les yeux. C’est par exemple depuis l’une des fenêtres de la maison qu’il saisit la danse des pins dont les troncs noueux s’étirent et se cambrent. Ailleurs, il photographie une plante dont on pourrait confondre les tiges avec des bras ou des jambes : « C’est presque une nature morte, ou un paysage d’intérieur » ; lors du tirage, il expose le négatif assez longtemps pour faire disparaître le fond dans le noir. Plus loin, un « tapis de verdure » dont on ne peut distinguer le bas du haut, encore moins la ligne d’horizon, rappelle les drippings de Pollock. Et puis cette toile d’araignée, entre feu d’artifice et constellation, que seuls quelques fils de soie permettent de deviner… Partout, Callahan « cherche à révéler le sujet d’une nouvelle manière, de façon à lui donner plus d’intensité », dire le vertige de la nature. « J’avais l’habitude de marcher à travers champs en direction de la Sainte-Victoire, la montagne de Cézanne. Je me suis finalement retrouvé face à un point de vue qui m’a plu, et j’ai fait plusieurs prises de vues de pins […] au sommet de cette montagne, où les arbres argentés semblent battus par les vents. La silhouette des pins déformée par le mistral est ce qui m’a le plus ému en ce lieu. Steichen m’a demandé un jour si le vent soufflait lorsque j’ai pris la photo. Quand j’ai répondu que non, il a dit qu’il devait sûrement souffler depuis des siècles. »
Ses portraits de passants, d’une grande beauté graphique, occupent une place toute particulière au sein des French Archives. Ravi d’explorer « une petite ville du Sud de la France – et d’observer comment les gens vivent dans de vieux immeubles », Callahan capte d’infinies variations de lumière, joue des ombres portées sur les façades historiques. Dans ses images, Aix-en-Provence se mue en une cité de l’ombre, refuge d’âmes solitaires, essentiellement féminines. Sur le cours Mirabeau bordé de platanes, il réalise une série d’images plongées dans une obscurité totale à l’exception de minuscules taches de lumière qui viennent éclairer tour à tour les contours d’une silhouette ou d’une porte d’entrée, rappelant le clair-obscur du Caravage. L’attention est portée aux détails : le bout d’une branche, une épaule, l’ourlet d’une jupe paraissent impeccablement nets. Ailleurs, un rayon de soleil ponctue une scène de rue, un halo de lumière isole les piétons au cœur d’une nuit américaine. Ombres et taches lumineuses écrasent l’espace. Une manière qui ne quittera pas Callahan de retour à Chicago, comme dans cette perspective où deux hommes errent, perdus dans un décor que ne renierait pas Edward Hopper. Aix se fait parfois moins théâtrale, voire tout à fait mélancolique. Volets fermés et façades délavées, certaines architectures semblent l’intriguer pour leur rigueur formelle, leur géométrie quelconque : « Beaucoup de mes images tiennent au fait d’être au bon endroit au bon moment selon ce que je ressens. »
Même quand il s’éloigne d’Aix quelques jours, Callahan n’en finit pas d’observer la ville, comme dans cette surimpression prise à Florence où il séjourne avec sa belle-famille : la façade en marbre du Duomo s’agite, façon kaléidoscope. Un terrain de jeu qu’il ne voit pas qu’en noir et blanc. Si les French Archives n’en gardent aucune trace, Callahan a pourtant bien réalisé durant son séjour des images couleurs, toutes restées à l’état de diapositives Kodachrome : une vitrine de quincaillerie dans les tons pêche et abricot, un couple flânant dans les rues de Venise aux murs vert olive, des portraits de Barbara et Eleanor à Ulm ou à Florence sous un ciel bleu azur…
Callahan fera toujours cet aller et retour entre scènes de rue anonymes et portraits intimes, comme s’il fallait voir dans la permanence de ce va-et-vient la mécanique de son œuvre. « Ça a fait partie de notre quotidien pendant vingt-cinq ans. Il me prenait en photo où que nous soyons. Je pouvais être en train de préparer à dîner et Harry me disait : « Eleanor, la lumière est magnifique. Allez, j’aimerais prendre une photo de toi. » Et nous prenions une photo. Ou alors nous étions dans notre maison de campagne et allions nous isoler dans les champs pour prendre des photos de nus dans la nature. » « Photographier Eleanor m’était très naturel. Je n’ai jamais ressenti aucun obstacle, de quelque sorte que ce soit. » C’est qu’il ne peut photographier qu’un visage connu, pour lequel il ressent quelque chose. Exception faite d’une séance de nu, à l’époque des clubs photo de Detroit, où il engage un modèle : pénible, l’expérience ne se renouvellera pas.
Curieusement, alors que Callahan aborde le paysage de manière très intuitive, ses portraits d’Eleanor sont tous posés. D’abord hésitante, Eleanor se prête rapidement au jeu. Dans ses nus, il veille toujours au juste équilibre entre intimité et pudeur : visage caché, de dos ou en ombre chinoise, Eleanor ne se dévoile qu’à travers de forts contrastes ou des cadrages resserrés. « J’étais méthodiste, justifie-t-elle, élevée dans la croyance qu’on ne devait pas s’exposer ainsi. Et puis quand j’ai vu comment il prenait les images, ça m’a totalement libérée, parce qu’il n’y avait rien d’obscène ou de pornographique là-dedans. En fait, je trouve qu’elles étaient très belles. » De ces portraits, on connaît surtout celui pris au lac Michigan, la tête d’Eleanor flottant à la surface de l’eau, les yeux clos, sa chevelure tombant en cascade. À Aix, il réalise une série obsédante et onirique, superposant un gros plan de son torse ou de son dos nus sur fond de paysage. Contrairement à ses premières surimpressions, le corps d’Eleanor envahit ici la composition. Une présence féminine souveraine qui règne sur le paysage, à la fois forte et tranquille. Réalisées avec un appareil 4×5 inch, ces surimpressions tiennent de la performance : Callahan photographie d’abord les paysages en arrière-plan – un champ d’herbes folles et de fleurs sauvages bordé d’arbres, un gros plan de feuillages, ou une bande de terre face à de petites collines. Puis, il expose à nouveau les films non développés, superposant le nu d’Eleanor sur ces scènes idylliques, planant telle une déesse païenne fantomatique. De sorte qu’au lieu de construire l’image en chambre noire, à partir de différents films, il la compose sur un seul et même négatif. Incapable de vérifier ce qu’il fait, il lui faut donc se fier à son imaginaire en espérant que l’image obtenue soit fidèle à son intention.
S’il n’en développe et n’en expose que très peu, Callahan prendra des centaines de portraits d’Eleanor et Barbara entre 1947 et 1958. « Il nous prenait constamment en photo, moi et ma mère. C’était quelque chose qui arrivait tout simplement, quelque chose auquel on s’habituait, avec lequel on grandissait, comme sa mère en train de cuisiner par exemple… C’était à ça que la vie ressemblait. » Les portraits pris à Aix sont d’autant plus signifiants qu’ils figurent parmi les derniers connus : à leur retour aux États-Unis, Eleanor reprend le chemin du travail et Barbara, alors âgée de huit ans, se lasse de poser pour son père.
Après leur départ d’Aix, les Callahan s’arrêtent en Italie et en Espagne avant de regagner les États-Unis à la fin de l’été 1958. Ils emménagent dans un nouvel appartement à Chicago et se rendent brièvement dans le comté de Door, dans le Wisconsin, où Callahan prend, entre autres images de nature, une herbe blanche sur fond noir, presque calligraphique, qui n’est pas sans rappeler ses clichés aixois de broussailles. De la France, tout lui manque : sa liberté, le contact de la nature, la beauté de l’architecture qui semble porter la mémoire des siècles. À l’institut, il découvre qu’un « remue-ménage » a précipité le départ de certains des collègues qu’il estimait le plus. « À notre retour, Chicago ne semblait plus si excitant, confie-t-il, cela m’a pris près de deux ou trois ans pour me sortir la France de la tête – je voulais vraiment y retourner. Chicago ne m’intéressait plus. » Là encore, le destin décidera pour lui. En 1961, David Strout, qui consacrait quelques années plus tôt une exposition à ses travaux, l’invite à venir créer un département de photographie à la Rhode Island School of Design de Providence. Callahan accepte le poste et emmène sa famille en Nouvelle-Angleterre à la fin de l’été. De l’architecture de la ville à la cheminée de leur nouvel appartement, ce nouveau décor lui rappelle la France. Il se sent « excité, l’Est ressemblait un peu plus à l’Europe, avec la tradition et le reste. Enseigner était une agonie, mais c’était très nourrissant. Je savais que j’en retirais quelque chose, comme j’avais pu retirer quelque chose de la France ».
Il écrit à Steichen qu’il se met doucement à développer ses films d’Aix même si, comme il constatait : « Je ne pensais pas que je faisais quoi que ce soit de bon. » Steichen et ses collègues seront meilleurs juges. Un an après leur re- tour, ses arbres, toiles d’araignées et nus d’Eleanor réalisés entre 1957 et 1958 figurent au sein de l’exposition du MoMA « The Sense of Abstraction », une sélection de trois cents tirages noir et blanc par soixante-quinze photographes dont Aaron Siskind, Frederick Sommer, Alfred Stieglitz, Edward Weston ou Paul Strand. Dans une lettre datée du 7 décembre 1959, la commissaire Grace M. Mayer écrit à Callahan : « Comme vous le savez, tout le département de photographie est à vos pieds, et désormais René d’Harnoncourt et Alfred Barr chantent vos louanges. » Au sujet de la sélection des tirages de Callahan, elle poursuit : « Il y en a vingt-cinq (!) dans cette section – la plus importante partie consacrée à un seul et même artiste. Pardonnez notre gourmandise, mais votre œuvre est magnifique. »
Avec ses French Archives, il entame un nouveau chapitre, évoluant vers une pratique plus dépouillée. Dans un entretien accordé en 1977 à l’occasion de sa rétrospective au MoMA, il revient sur cette révélation : « Tout était nouveau, la langue, ce que je voyais […]. En un sens quand tu marches dans une rue qui existe depuis des siècles, tu ne veux pas y faire de surimpressions. C’est assez génial en soi. » Ou encore : « Les sujets autonomes sont ceux qui m’intéressent le plus […]. Il m’a soudain paru que cette prétendue réalité était bien plus puissante et importante que toutes ces surimpressions, tous ces collages et le reste. » Intriguée par sa nature morte figurant une plante aux tiges blanches sur fond noir, la journaliste lui demande s’il trouve cette image plus intéressante que les expérimentations de ses débuts : « C’est une meilleure image, mais je ne pense pas qu’elle soit plus intéressante. C’est juste là où j’en suis. Et je pense que cela n’a aucune espèce d’importance. À part pour moi ».
Harry Callahan, French Archives, Aix-en-Provence, 1957-1958, Maison européenne de la photographie, Nov 09, 2016 - Jan 29, 2017.
Harry Callahan French Archives, Actes Sud, Nov 2016.
French translation of the text written by curator Laurie Hurwitz.